Le projet de modernisation constitutionnelle en cours a permis de découvrir des capacités subites d’analyse des questions juridiques par de nombreux compatriotes, notamment dans les réseaux sociaux ou encore sur des plateaux de télévision.
Hommes politiques, analystes économiques, religieux, activistes, leaders d’opinions, juristes confirmés ou simples compatriotes éloignés du droit ou de la politique, toutes ces personnes se sentent, désormais à tort ou à raison, en mesure d’émettre des avis sur des questions de droit lorsqu’ils se retrouvent devant un écran.
A cet égard, le sujet sur la modification de certains articles de la constitution a été l’occasion d’écouter toutes sortes d’élucubrations sur des questions pourtant clairement réglées par les articles 25 et 26 de la Constitution au point de confondre « les pouvoirs spéciaux » et « les pouvoirs exceptionnels » du Président de la République qui, certes, s’exercent dans des situations de crise, mais dans des circonstances fort éloignées les unes des autres.
Que prévoient exactement les articles 25 et 26 de la Constitution Gabonaise et comment en interpréter le contenu ?
L’intérêt du déchiffrage des dispositions constitutionnelles serait de rendre accessible au débat public la distinction entre les « pouvoirs spéciaux » ou pouvoirs de police et les « pouvoirs exceptionnels » du Président de la République.
La présente contribution vise, en conséquence, à dévoiler le substrat de ces notions qui confèrent toutes au Président de la République et dans des circonstances particulières, des pouvoirs hors normes dont il convient d’expliquer les conditions de mise en œuvre, le sens véritable et l’application pratique dans notre pays.
1️⃣ LES POUVOIRS SPECIAUX OU POUVOIRS DE POLICE
Ce qu’on désigne, généralement sous le vocable de « pouvoirs spéciaux », c’est l’ensemble des attributions du Président de la République découlant de l’article 25, ainsi rédigé :
« Article 25 (L. 1/97 du 22 avril 1997) : Le Président de la République peut, lorsque les circonstances l’exigent, après délibération du Conseil des ministres et consultation des bureaux de l’Assemblée nationale et du Sénat, proclamer par décret l’état d’urgence ou l’état de siège, qui lui confèrent des pouvoirs spéciaux, dans les conditions déterminées par la loi. »
On examinera les conditions de sa mise en œuvre, de même que son contenu et son application pratique.
a) – Les conditions de mise en œuvre de l’article 25 de la Constitution
Ces pouvoirs de police découlent de l’article 25 de la Constitution gabonaise du 26 mars 1991, modifiée en 1997.
✅ Les conditions de fond
Les conditions de fond se rapportent aux situations susceptibles de conduire le Président de la République à utiliser l’article 25.
Le texte de la Constitution prévoit cette mise en œuvre « lorsque les circonstances l’exigent ». Il revient donc au Président de la République d’analyser les évènements et de lancer la procédure qui débouchera, selon le cas, sur l’état de siège ou sur l’état d’urgence. L’appréciation des circonstances et l’initiative sont donc laissées à la plus haute autorité qui a la charge de la conduite de la politique de la Nation.
Il est utile de préciser les circonstances pouvant conduire, selon le cas, à l’état d’urgence ou à l’état de siège.
▶ Le concept d’état d’urgence
Selon le dictionnaire WIKIPEDIA, « l’état d’urgence est une mesure prise par un gouvernement en cas de péril imminent dans un pays. Certaines libertés fondamentales peuvent être restreintes, comme la liberté de circulation ou la liberté de la presse. ».
Des circonstances exceptionnelles, extrêmes, imprévisibles, peuvent amener un État, sur un territoire donné, pour une durée déterminée, à une restriction des lois, réputées démocratiques, et jugées insuffisantes pour faire face à un danger public en cours ou imminent, contrairement aux normes de l’État de droit ordinaire. L’alerte peut porter sur une crise météorologique (catastrophe naturelle : éruption volcanique, typhon, tsunami…), climatique, écologique, environnementale, médicale, sanitaire (pandémie), alimentaire (grippe aviaire, vache folle…), économique (rupture des régularités socio-économiques), financière, humanitaire, etc.
▶ Le concept d’état de siège
L’état de siège intervient « en cas de péril imminent résultant d’une guerre étrangère ou d’une insurrection armée ».
Le régime de l’état de siège transfère à l’autorité militaire des pouvoirs dont l’autorité civile était investie pour le maintien de l’ordre. Il emporte une diminution des libertés publiques et une extension des pouvoirs de police, afin de surmonter les difficultés résultant de la guerre ou de l’insurrection (Loi n°5/90 du 5 juin 1990, article 1).
Cependant, le caractère discrétionnaire contenu dans le jugement personnel du Chef de l’Etat dans les situations d’état d’urgence ou d’état de siège a amené le constitutionnaliste à lui imposer des conditions de forme.
✅ Les conditions de forme
Les conditions de forme se rapportent à la délibération du conseil des ministres et à la consultation des bureaux de l’Assemblée et du Sénat.
La délibération du conseil des ministres est une formalité qui cherche à démontrer que la question a été discutée au sein du Gouvernement, cette discussion servant de preuve de collégialité, au contraire d’une initiative solitaire et incontrôlée du Président de la République.
Dans le même sens de contrôle des « circonstances » particulières, la Constitution a prévu la consultation des bureaux de l’Assemblée et du Sénat.
Ces consultations visent tout aussi à faire partager l’ampleur de la situation qui va déboucher sur des restrictions des droits et libertés que la Constitution est censée garantir, le feu vert implicite des présidents des deux chambres débouchant sur la signature d’un décret proclamant l’état d’urgence ou l’état de siège qui lui confèrent des pouvoirs spéciaux, dans les conditions déterminées par la loi.
b) – Le contenu de l’article 25 et son application pratique
▶ L’état d’urgence
Au Gabon, la loi n°11/90 du 16 septembre 1990 relative à l’état d’urgence, en son article premier, définit l’état d’urgence comme « un régime spécial qui permet de faire face, par la prise de mesures qui restreignent certaines libertés individuelles ou l’exercice de certains droits fondamentaux ainsi que par une extension des pouvoirs ordinaires de police, soit suite à un péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit d’évènement présentant par leur nature et leur gravité le caractère de calamité publique ».
Jusqu’en 2019, l’état d’urgence n’avait jamais été déclaré en République gabonaise. Ce n’est qu’à cause de la pandémie du COVID 19 et après le message à la Nation du Président de la République, Chef de l’Etat du 21 mars 2020, portant sur le confinement partiel des populations sur toute l’étendue du territoire national, que le Conseil des ministres du 09 avril 2020 a délibéré sur la question. Ensuite, les deux chambres ont été consultées et ont reconnu l’extrême gravité de cette crise sanitaire et son impact économique et social dévastateur dans la société gabonaise, la Cour constitutionnelle en étant d’avis favorable. (Avis n°018/CC du 04 avril 2020)
Il s’en est suivi de nombreuses mesures de restrictions de circulation résultant du confinement partiel de la population ayant impacté tous les secteurs d’activités, réduits à un moment donné aux services dits « essentiels ».
▶ L’état de siège
Si l’état d’urgence est une mesure d’exception prévoyant un renforcement des pouvoirs des forces de l’ordre qui confère aux autorités civiles (et non militaires) des pouvoirs exceptionnels, l’état de siège, quant à lui, correspond à un degré supérieur à l’état d’urgence. Il instaure un transfert de pouvoir des autorités civiles aux autorités militaires. Cela signifie que l’armée assure la sécurité des citoyens en lieu et place des forces de police.
Pour prévenir la survenue ou la généralisation de troubles graves pouvant résulter d’une guerre ou d’une insurrection, des moyens plus importants que de simple police sont déployés. Dans ce cas, et notamment :
– L’armée remplace la police pour la sécurité publique ;
– Certaines libertés de l’État de droit (circulation, manifestation, expression) sont fortement restreintes ;
– Les médias sont contrôlés ;
– Un couvre-feu entre en vigueur sur le territoire concerné par l’état de siège ;
– La mobilisation nationale peut être décidée ;
– Les tribunaux civils sont remplacés par des tribunaux militaires ;
– Une surveillance plus accrue de la population est organisée.
Au Gabon, le régime de l’état de siège a été prononcé une seule fois par le décret n°609/PR du 28 mai 1990 qui a permis de gérer la situation de quasi insurrection qui prévalait dans la province de l’Ogooué maritime et visait à y rétablir l’ordre.
On fera remarquer que si les régimes de l’état d’urgence et de l’état de siège confèrent au Président des pouvoirs étendus en matière de police, les institutions constitutionnelles continuent toujours de fonctionner normalement, au contraire des situations dans lesquelles le Président met en œuvre ses « pouvoirs exceptionnels ».
2️⃣ LES POUVOIRS EXCEPTIONNELS
La Constitution de la République Gabonaise dispose, en son article 26, que : « Lorsque les institutions de la République, l’indépendance ou les intérêts supérieurs de la Nation, l’intégrité du territoire ou l’exécution de ses engagements internationaux sont menacés d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le Président de la République prend, les mesures exigées par ces circonstances (L.47/2010 du 12 janvier 2011) après consultation officielle du Premier Ministre, des Président de l’Assemblée Nationale et du Sénat ainsi que la Cour Constitutionnelle (L. 14/2000 du 11 octobre 2000).
Il en informe la Nation par un message.
Ces mesures doivent être inspirées par la volonté d’assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d’accomplir leur mission. (L.47/2010 du 12 janvier 2011).
La Cour constitutionnelle est consultée à leur sujet.
Le Parlement se réunit de plein droit.
L’Assemblée Nationale ne peut être dissoute, pendant l’exercice des pouvoirs exceptionnels, ni la révision de la Constitution entamée ou achevée. ».
Historiquement, les « pouvoirs exceptionnels » du président de la République ou « pouvoirs de crise » ont été définis par l’article 16 de la Constitution de la Ve République en France. Ils trouvent leur origine dans le souvenir de la défaite de juin 1940, marquée par la grande faiblesse du pouvoir exécutif, alors impuissant à résister à la déferlante allemande. Après cette époque, le général DE GAULLE aurait été convaincu de la nécessité de permettre au chef de l’État de se saisir de pouvoirs exceptionnels en cas de crise majeure. Son retour au pouvoir en 1958 et la rédaction d’une nouvelle Constitution lui ont donné l’occasion de mettre en application ce projet.
La menace conduisant aux pouvoirs exceptionnels doit être si grave et immédiate que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu. C’est une dimension de crise supérieure à celles évoquées plus haut et la réponse à y apporter doit être proportionnelle à son ampleur.
Pour cerner ces « pouvoirs exceptionnels », on examinera les conditions de la mise en œuvre de l’article 26, de même que son contenu et sa mise en pratique.
1) – Les conditions de mise en œuvre de l’article 26 de la constitution
En France, les dispositions introduites par l’article 16 de la Constitution sont sans précédent dans la tradition républicaine. Nourries par le souvenir de juin 1940, elles instituent une période temporaire de concentration des pouvoirs législatif et exécutif entre les mains du président de la République, destinée à sauvegarder la démocratie et à rétablir le fonctionnement des pouvoirs publics dans les meilleurs délais. La constitution gabonaise s’est fortement inspirée de la Constitution française de 1958. L’esprit de la rédaction du texte y puise, nécessairement, ses fondements.
Le texte fixe des conditions strictes de fond et de forme pour l’application des pouvoirs de l’article 26 de la constitution.
a) – Les conditions de fond
Trois conditions de fond doivent être réunies.
– L’existence d’une menace grave et immédiate pesant sur les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité du territoire ou l’exécution des engagements internationaux ;
– L’interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels.
– Ces mesures doivent être inspirées par la volonté d’assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d’accomplir leur mission. Cette orientation a été ajoutée au texte lors de la révision constitutionnelle de 2011.
c) – Les conditions de forme
Aux conditions de fond, s’ajoutent plusieurs conditions de forme.
– Le président de la République doit d’abord consulter officiellement le Premier ministre, le président de chacune des deux assemblées et la Cour constitutionnelle des mesures prises dans ce cadre.
– Ensuite, il doit informer le pays par un message de la mise en œuvre de l’article 26.
– Le Parlement se réunit de plein droit.
– L’Assemblée nationale ne peut être dissoute durant la période de mise en œuvre des pouvoirs exceptionnels.
– Enfin, le président de la République ne peut réviser la Constitution, ce qui est implicitement contenu dans l’article 26 qui ne lui accorde des pouvoirs que pour rétablir « le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels « .
2) – Le contenu de l’article 26 et son application pratique
Pendant la mise en œuvre de l’article 26 :
– Le Président dispose de la plénitude des pouvoirs législatif et exécutif ;
– Le Parlement se réunit de plein droit ;
– Le président de la République ne peut pas dissoudre l’Assemblée nationale ;
– Aucune durée maximale, probablement proportionnelle aux circonstances, n’est prévue par la Constitution.
Si en France, le général DE GAULLE a utilisé l’article 16 du 23 avril au 29 septembre 1961, à la suite du putsch des généraux en Algérie, au Gabon, aucune situation n’a imposé son utilisation jusqu’à ce jour.
CONCLUSION
Le débat sur la révision de la constitution n’a laissé personne indifférent. Aux analyses pertinentes des uns, s’ajoutent les commentaires éloignés de la vérité des autres, jouxtant colères émotionnelles et mauvaise foi sur des questions dont ils ne maîtrisent pas toujours les contours.
S’agissant précisément des pouvoirs du Président de la République en période de crise, la réalité est qu’ils concernent des situations extrêmement diverses. Il en résulte que le président de la République, en cas de crise, peut décréter l’état d’urgence ou l’état de siège (article 25). Il peut également utiliser des pouvoirs exceptionnels (article 26).
Dans le premier cas, la Constitution lui confère des « pouvoirs spéciaux », qui sont des pouvoirs de police utilisables pendant que les institutions continuent de fonctionner normalement. Dans le second cas, il pourrait user, dans l’objectif de rétablir le fonctionnement régulier des institutions constitutionnelles qui aurait été interrompu, de « pouvoirs exceptionnels ». Il ne peut, donc, pas exister de confusion entre ces deux situations encadrées par la constitution qui prescrit des conditions de fond et de forme pour garantir leur utilisation rationnelle.
On peut désormais, après cette démonstration, affirmer que le Gouvernement gabonais a parfaitement le droit de réviser la Constitution pendant l’état d’urgence sanitaire qui ne place pas le Président dans la situation prévue à l’article 26.
De ce qu’il apparaît clairement et à l’inverse de ce qu’affirment certains politiciens rarement inspirés, voire certains analystes économiques ou juristes, il n’y a pas de question préjudicielle à présenter à la Cour Constitutionnelle en rapport avec la révision en cours de notre loi fondamentale, dès lors que les pouvoirs « exceptionnels » prévus par l’article 26 n’ont jamais été mis en œuvre au Gabon. En effet, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels n’a jamais été interrompu. Si la requête venait tout de même à être introduite, son sort serait vite réglé pour les raisons évoquées ci-dessus.
Prenons désormais position en toute connaissance de cause et situons nos prises de position ou démarches dans l’optique du devoir « de préserver, protéger et de bâtir une Nation juste dans laquelle se reconnaîtrait chaque gabonais », en « privilégiant l’intérêt du Gabon et de son peuple ».
Camarade Camille LENDEME
Responsable des études et des statistiques
Au Centre d’études politiques,
Secrétariat Exécutif du PDG.